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Bernard Stiegler, Dans la disruption - Comment ne pas devenir fou?

Résumé

Pourquoi notre monde est-il en train de devenir fou? Bernard Stiegler commet ici son livre fondamental sur les ressorts d’une société au bord de l’effondrement.

Avec la connexion planétaire des ordinateurs, des smartphones et des foules que tout cela forme, les organisations sociales et les individus qui tentent de s’approprier l’évolution foudroyante de la technologie arrivent toujours trop tard. C’est ce que l’on appelle la disruption. Cette immense puissance installe un immense sentiment d’impuissance qui rend fou.

Dans la disruption, les organisations sociales se désintègrent. Or les individus psychiques ne peuvent pas vivre raisonnablement hors des processus d’individuation collective qui forment les systèmes sociaux. Il résulte de cet état de fait un désordre mental qui incline au délire de mille manières – sur un fond de désespoir où prolifèrent des types extraordinairement violents et meurtriers de folie. C’est ce dont la France découvre à présent la terrible réalité.

Ces sombres évolutions radicalisent les contradictions de l’Anthropocène, où ne cesse de s’aggraver le retard structurel des systèmes sociaux sur le système technique qui, en les désintégrant, désinhibe systémiquement les pulsions. Avec la réticulation numérique, le système technique qui s’est totalement planétarisé porte ainsi l’épreuve que Nietzsche annonçait sous le nom de nihilisme à son acmé.

La question de la folie est l’épreuve de l’hybris (ὕϐρις), qui est toujours elle-même la conséquence de la technicité des êtres non-inhumains, et dont la disruption, comme dernière période de l’Anthropocène, est la radicalisation.

Pour la première fois, le philosophe livre quelques éléments biographiques – notamment sur ses années d’incarcération pour braquage – pour alimenter son propos sur la prison comme vecteur de radicalisation et de haine.

Un diagnostic d’une très grande lucidité.

Note Fred

Honte à moi: je ne connaissais pas Stiegler. Et, en-dehors de sa bio plutôt originale1), j'ai découvert un auteur passionnant, osant - sans doute parce qu'il ne fait pas partie du cénacle - aborder des thématiques d'actualité, avec un regard neuf et critique, intégrant une véritable approche multidisciplinaire (notamment démographique), c'est vraiment rare. Et enfin, un philosophe qui s'intéresse aux nouvelles technologies, sans en dire trop de conneries.

De Descartes et Pascal à Hayao Miyazaki, en passant par Marx, Freud, Heidegger, Foucault, Deleuze et Derrida. On fait une sacrée trotte.

Un seul regret, cette (sur)abondance de néologismes, dont voici le vocabulaire minimal avant d'affronter ce bouquin:

  • disruption, sorte de révolution paradigmatique
  • noétique, sorte de métaphysique
  • penser/panser et différance (suffit de relire tout Derrida et on a la réponse)
  • épokhal/épokhaux (terme semble-t-il heideggerien, suffit de relire tout Heidegger et on a la réponse)
  • néguentropie (sorte antonyme d'entropie) et ses déclinaisons, néguanthropologique
  • pharmakon, pharmacologique: concept assez fumeux qui en gros sert à panser la pensée afin de favoriser une disruption noétique

Extraits

“La disruption promue par les nouveaux barbares est le règne de la loi de la jungle telle que l’ont rêvée les conservateurs les plus réactionnaires. Cette jungle de l’air conditionné – comme l’appela Miles Davis – instaure le règne de l’effroi qui est un nouveau stade de la « stratégie du choc », et comme attaque des barbares qui, en effets, c’est-à-dire dans les faits, est une organisation du chaos réputé créateur – cependant que le chaos est aussi ce que revendiquent les protagonistes de la « charia » dans l’attente d’une loi divine qui viendrait remettre en ordre cette exténuation du droit issu de la chose publique, c’est-à-dire des réalités profanes.”

“Penser en pansant, c’est autrement dit avoir le courage de penser contre cette lâcheté qui empêche de penser – et cela à l’intérieur de la pensée elle-même, ce qui veut dire que c’est d’abord penser (et panser) la lâcheté en tant que telle, et telle que l’on n’y échappe pas. C’est mener par tous les moyens ce combat d’abord contre soi-même – et par tous les moyens qui rétablissent du désir, de l’espoir, de la confiance, du courage, et donc de la raison (d’espérer) devant ce qui paraît tout d’abord les rendre impossibles.”

Pour en savoir plus:

Un interview de l'auteur à propos de ce bouquin:

Et un entretien long mais intéressant, intitulé La leçon de Greta Thunberg - un de ses bouquins ultérieurs dans lequel je vais me plonger incessamment!


1)
Stiegler est “devenu” philosophe en tôle alors qu'il purgeait une peine pour braquages de banques
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  • Dernière modification : 2020/04/24 06:15
  • de radeff